N°71 : JEUDI 11 AOÛT 2016

EDITO

La conférence de 18 heures va bientôt commencer. Plus de quatre cent personnes prennent place joyeusement sur les chaises, autour de l’estrade. Un couple de quinquagénaires catalans s’approchent doucement : « Excusez-moi, on me dit que vous parlez espagnol ? » « – Oui, bonjour… » « – Voilà, vous pouvez nous expliquer ce qui se passe, ici ? » L’homme montre, d’un vaste geste circulaire, tout le dispositif du Banquet, le chapiteau, les gens qui vont et viennent. Il reprend : « Non, parce que là, ça ne ressemble à rien !… » Porque eso, no parece a nada !… Effectivement.

Natacha, l’épicière du boulevard de la Promenade, est formelle : « Les gens du Banquet, chez nous, on les reconnaît facilement. Ils ont des petits sacs à dos, et ils achètent des pommes à l’unité… »

On peut témoigner que le public est plus hétérogène que ça. Et que certains font fréquemment confiance à des nourritures plus roboratives…

Le Banquet d’été 2016 a croisé son équateur mardi aux alentours de treize heures. La pente est douce qui mènera, vendredi soir à point d’heure, aux regrets et aux projets à venir. Le mot de cette semaine sera celui de « rebond »…

 

Chapiteau

 

 

 

CHAPITEAU

Sophie Wahnich était hier, à dix huit heures, sous le grand chapiteau pour parler de « l’hospitalité révolutionnaire ».

Elle sera ce matin, à 9h30, sur la Promenade, pour le Café Rebond…

TOMBÉ DU CAMION

par Antoine Beauchamp et Lina Mariou

SEPT VARIATIONS LEVINASSIENNES

Par Gilles Hanus

 

5- L’un-pour-l’autre

Comprendre c’est mettre en relation, trouver le biais par lequel deux réalités se croisent, le point où elles entrent en contact ; c’est donc toujours les rendre relatives l’une à l’autre. Pour préserver leur caractère absolu, Lévinas a cherché à les penser en dehors de la sphère de l’être. Dans celle-ci en effet, elles appartiennent à une totalité qui les comprend et les confond. L’ontologie « réduction de l’Autre au Même par l’entremise d’un terme moyen et neutre qui assure l’intelligence de l’être » (1) – est la pensée d’une telle totalité.

Ramenant tout au même, elle est liée au paganisme, « impuissance radicale [à] sortir du monde (2) ».

Lévinas appelle métaphysique la pensée qui, cherchant à dépasser le cadre de la totalité, permettrait de concevoir la proximité. La métaphysique s’oppose donc chez lui à l’ontologie. Elle implique de penser une subjectivité mise en question dans son être même par l’autre, un sujet étranger à soi comme aux autres, unique d’une unicité qui n’implique aucune fermeture sur soi. Parlant, s’adressant à quelqu’un, le sujet séparé entre dans une relation qui maintient cependant la distance : Lévinas l’appelle face-à-face. C’est en lui que se trame ce qui nous sépare et ce qui nous relie.

(1) E. Lévinas, Totalité et Infini, Le livre de poche, rééd. 1999, p. 33-34.

(2) « L’Actualité de Maïmonide », réed. Cahiers d’études lévinassiennes, n° 9, 2010, p. 198.

 

 

HOMMAGE DE L'AUTEUR ABSENT DU BANQUET

L’absent, c’est un habitué du Banquet. Mais cette année, il n’est pas là. Pourquoi ? Et quel est l’état de son esprit en ce mois d’août 2016 ?… Aujourd’hui, l’écrivain Mathieu Riboulet
Pourquoi n’êtes-vous pas là ?
À cause d’un impondérable, c’est-à-dire d’un « événement qui ne peut être ni calculé ni prévu mais dont l’effet peut être déterminant » (dictionnaire Trésor de la langue française, TLF).
Riboulet
Quel est l’état présent de votre esprit en cet étrange été ?
Le même TLF, pour illustrer ce sens figuré du mot, donne l’exemple suivant qu’il extrait des Mandarins de Simone de Beauvoir : « Le monde hésitait entre la guerre et la paix, l’avenir dépendait peut-être d’un impondérable. » Pas de doute que nombre d’entre nous en sont peu ou prou là…
J’ai relu le petit texte que j’avais rédigé pour la dernière soirée du Banquet 2015, sa dimension funèbre m’a frappé, j’avais peut-être un peu forcé la note. Mais si je reprends un à un les événements qui le nourrissaient, je suis bien obligé de constater que, un an plus tard, tout est pire. C’est une raison nécessaire pour « faire dans le funèbre », mais pas suffisante, et je me suis souvent dit, au cours de l’année écoulée, qu’il allait falloir que je combatte un peu ce penchant-là, l’élan vers le pire, car l’inévitable délectation qu’il engendre peut donner des textes inutiles, complaisants. Ou laisser croire, comme l’a fait remarquer Gilles Hanus, que nous sommes à la botte des événements.
Et pourtant… Je ne peux m’empêcher de penser que si on ne désigne pas les possibilités du pire, si on n’en incarne pas par hypothèse les divers visages, on fait son lit – quand il survient on n’a plus qu’à se coucher ! Les écrivains ne me semblent pas mal placés pour ça, leur goût d’une certaine rumination de l’état du monde les y convie. Il faut seulement veiller à ce que le texte soit suffisamment innervé par l’énergie de dire, par l’énergie de donner forme, par l’énergie de la langue pour qu’on n’ait pas le sentiment d’un ressassement vain mais bien plutôt celui d’une incitation – à continuer à penser envers et contre tout, à vivre et à aimer.
L’état de mon esprit est donc fait de ça : l’accablement devant ce qui va devoir être dit, et l’énergie formidable que génère le besoin de dire. Pour l’exprimer plus précisément : il me semble que l’année 2015 (qui bien sûr commence bien plus tôt et se termine bien plus tard !) a été comme un lent et cruel dévoilement de ce qui est désormais devant nous (disons, au plus ramassé, l’apparition d’une nouvelle forme de guerre), et je me demande si j’aurai temps et moyens nécessaires pour saisir quelque chose de ça dans un livre… Comment rassembler et faire tenir ensemble dans un bouquet de pages des événements et des sentiments et des réactions et des analyses et des certitudes et des regrets et des mécanismes d’une telle ampleur ? – sinon en prenant un formidable élan, voire en s’élançant du tremplin du Banquet !
Amitiés à tous et à chacun…
Mathieu Riboulet

FEUILLETON

Le 28 juillet dernier, on célébrait le soixante cinquième anniversaire de la Convention de Genève, et les réfugiés n’ont jamais été aussi nombreux, aussi perdus sur les chemins du monde.

Au cœur du village de Lagrasse, sur la petite place de la Bouquerie, un centre pour demandeurs d’asile accueille, depuis plus de trente ans, toutes les misères du monde.

Le CADA – Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile – héberge une cinquantaine d’étrangers pour toute la durée de l’étude de leur dossier. C’est son histoire que nous allons vous raconter, chaque jour, tout au long de ce Banquet d’été où les étrangers, en nous ou autour de nous, rôdent et questionnent.

L'OBJET DU JOUR

Jacques Joulé est un des premiers compagnons de route du Banquet. Avant même qu’il existe. Il tenait alors auberge sur la Promenade, juste en face de l’école, à l’emplacement de l’actuelle épicerie. A coups de coqs au vin et de canards farcis, il prit une place déterminante dans l’invention du Banquet et ses premières éditions. Sa table était pour nous encore ouverte, chaque nuit vers deux heures, lorsque nous bouclions enfin dans les salles de classe, le quotidien du jour, Corbières Matin. Aussi est-il juste qu’aujourd’hui, reconverti en brocanteur curieux, il trouve enfin sa place entre ces lignes numériques. Le principe de cette collaboration est simple : nous dénicher, chaque jour, un objet très étrange, plus petit que son histoire…

UN POULET POUR LE BANQUET

par Dominique Larroque-Laborde

 

Le polar, lecture de l’été ? C’est vrai pour beaucoup de gens, qui cherchent un peu d’évasion tout en restant au coeur des problématiques sociales et politiques du temps. Dominique Larroque-Laborde nous offre sept portraits d’enquêteurs cabossés, qui exercent autour de la Méditerranée…

 

(5) : Fabio Montale, flic marseillais.

 

Marseille se découvrait ainsi. Par la mer. Comme dut l’apercevoir le Phocéen, un matin, il y a bien des siècles. Avec le même émerveillement. Port of Massilia.

 

IZZODEF– Mais vous n’y pensez pas ! TOUT LE MONDE a déjà lu la trilogie marseillaise !

– J’y pense si bien que je m’en vais re-lire Total Kheops, et pour la suite on verra bien ! Si Tout le monde est comme moi, il prendra un plaisir extrême à retrouver Jean-Claude Izzo, qui nous a quittés en l’an 2000, comme s’il ne voulait pas voir ce que le nouveau siècle nous réservait de laides surprises, à nous, et à Marseille aussi…

Eh oui, Izzo, c’est, pour Marseille, comme Manuel Vázquez Montalbán ou Francisco González Ledesma pour Barcelone, ou Andrea Camilleri pour la Sicile : un amoureux, un juge sévère, un philosophe sans certitudes et sans espoir…

Un gourmet aussi, dont on savoure derechef la prose et les recettes, avec un appétit qu’on avait oublié. Comme c’est en V.O., on n’en perd pas une miette, ni une goutte… La bande-son : du rap marseillais, celui d’IAM, ou le reggae provençal des Massilia Sound System. Les parfums : menthe et basilic, cannelle et poivre, et aussi pastis, rosé de Bandol et vieux whisky. Et profumo di donna

Fabio Montale, c’est Izzo, un peu, et aussi un Marseillais comme tant d’autres, sauf que lui, il est flic (lieutenant, capitaine, on ne sait), coriace et teigneux, comme on les aime. Du trio qu’il formait vingt ans auparavant avec ses copains de jeunesse, Manu et Ugo, il ne reste que lui, le flic, et Lole, leur amour à tous trois…

Ma maison, c’est un cabanon, comme presque toutes les maisons ici. Des briques, des planches et quelques tuiles. Le mien était construit sur les rochers, au-dessus de la mer.

MarseilleDEF

Enfants d’immigrés, enfants de Marseille, ils avaient commencé petits voyous, puis ils ont pris des chemins différents. Et maintenant Manu le braqueur a été tué, par on ne sait qui, dans le dos. Ugo, l’aventurier trafiquant, revenu pour le venger, s’est fait piéger et abattre par les super-policiers de la brigade de répression du grand banditisme. Et l’appartement de Lole est vide.

Alors Fabio arpente Marseille, des ruelles du Panier à son cabanon des Goudes, en passant par les cités des quartiers Nord, le cours Belzunce et la rue d’Aix, la Canebière, abandonnée par les bourgeois pour la place Castellane et le cours Julien, et la rue d’Aubagne, et l’Estaque. Il suit la piste, ou plutôt les pistes. Car celle des assassins de Manu et d’Ugo croise celle des violeurs meurtriers de Leila, l’étudiante en lettres, amoureuse de la langue française et de Fabio.

– Mais tu fais quoi de tes nuits ?

– Je pêche des daurades.

Elle éclata de rire. À Marseille, une daurade, c’est aussi une belle fille.

Heureusement, pour le beau mâle méditerranéen, il y a toujours des femmes sur qui, ou avec qui, compter : Babette la journaliste, Marie-Lou la prostituée, Honorine la mère adoptive, qui cuisine si bien le poisson aux Goudes. Il ne sait pas les aimer, mais elles l’aiment. Et le dorlotent, et l’hébergent, et le renseignent.

Et Fabio prend des coups et risque sa peau, dans Marseille rongée par le racisme et les trafics, où dealers, truands, super-flics et gros bonnets de la mafia et des affaires se tiennent par la barbichette.

Pour la justice, la loi ? Pour l’honneur, plutôt. Et pour Lole, sans doute…

–   Vous m’avez convaincu, ma foi. Je vais relire Total Khéops.

–  Je vous l’avais bien dit. N’oubliez pas Chourmo et Solea. Santé !

 

Total Khéops, Jean-Claude Izzo, 1995, folio policier.

 

LE FILM DU JOUR

Philippe Flatau est un jeune réalisateur familier de Lagrasse (il y a depuis de nombreuses années une maison et y séjourne régulièrement) et du Banquet. Son univers singulier et plein de fantaisie est bien connu des jeunes lagrassiens. Il vient de terminer un court métrage de fiction, « Bande Démo » tourné en partie, l’été dernier, dans le village, avec des « acteurs » locaux.
Il le présentera cet après-midi, à 15 heures, dans le Réfectoire des Moines à l’abbaye.
BandeDEMO_COVER

 

 

« Filip est un comédien jusqu’à présent cantonné à jouer des rôles dans des publicités. Sur les conseils avisés d’un éminent réalisateur américain, il entreprend la réalisation d’une bande-démo, censée vanter ses talents d’acteur…

Mais cette entreprise se révèle vite parsemée d’embuches et plonge peu à peu le jeune comédien dans la folie. »
Avec la participation de Jean-Pierre Marielle !

L'ENCRE DE FIN, ET A DEMAIN !...

Gao Xingjian, "La fin du monde", Encre-de-Chine, 2006

LE PROGRAMME DU JOUR

9h
Balade dans la garrigue, avec Catie Lépagnole
9:30-10
Café Rebond à La Petite Maison, sur la promenade, avec Sophie Wahnich
10h
Atelier littérature et civilisation grecques, Dominique Larroque-Laborde, à l’école
10h
Séminaire Cinéma, Jean-Louis Comolli, réfectoire des moines, à l’abbaye. ATTENTION : HORAIRE MODIFIÉ
11h15
Atelier de philosophie, Françoise Valon, cour de la librairie, à l’abbaye
12h30
Conversation sur l’Histoire, Patrick Boucheron, « Nous sommes séparés », dans la cour de l’abbé Auger, à l’abbaye
16h
« Des bords en plein centre », Marielle Macé
18h
« Le même unit-il ? Le séparé est-il un autre ? », Jean-Claude Milner
21h30
Lecture de « Anima Motrix » et de « Numéro d’écrou 362573 », Arno Bertina

ARCHIVES

CORBIERES MATIN 70


Hygiène du surplomb

« Il est doux, sur la vaste mer, lorsque les flots sont soulevés par les vents, de voir depuis le rivage autrui se trouver dans de grandes difficultés »…

CORBIERES MATIN 69


Sur la frontière

On ne peut pas suivre une frontière. On ne peut pas marcher dessus. Deux alpinistes ont vainement tenté l’expérience

CORBIERES MATIN 68


Le cœur battant

Les ateliers sont le cœur battant du Banquet. Loin de la grande messe des conférences de l’après-midi…

CORBIERES MATIN 67


C’est parti pour le Banquet 2016

Les choses importantes ont toujours un début et une fin…

CORBIERES MATIN 66


Cette honte bue

Personne ne se risquera à dire que nous ne savions pas. Ce qui se passe aujourd’hui en Grèce…

CORBIERES MATIN 65


Ce besoin de camps

Parce que dans cette région l’histoire de nos voisins espagnols est souvent mêlée à la notre…