N°69 : MARDI 9 AOÛT 2016

EDITO

On ne peut pas suivre une frontière. On ne peut pas marcher dessus. Deux alpinistes ont vainement tenté l’expérience. Mais même en recourant systématiquement à un GPS, ils se sont trouvés plus d’une fois sans réponse sur la voie à suivre. « Tous les monts ne sont pas pointus », résume Anne-Laure Amilhat Szary. Elle est géographe, invitée lundi de la conférence de 16 heures, et pour elle, une frontière, on peut juste la traverser. La preuve, dit-elle, la Suisse et l’Italie sont en train, officiellement, de réviser leurs frontières : depuis quelques années, la fonte des glaciers est venue bouleverser tous les anciens relevés.

Cormac McCarthy

Cormac McCarthy

La frontière « met de la distance dans la proximité », ajoute-t-elle. Et lorsqu’elle évoque la grande frontière entre les États-Unis et le Mexique, on voit passer sous le chapiteau les chevaux sauvages de Cormac Mac Carty. Poussières, horizon. Dans un pick-up délabré, de l’autre côté de l’Orbieu, deux vieux chicanos passent devant le Récantou. Ils transportent en ricanant de lourds ballots de marijuana…

« Il sourit. On croit être les victimes du temps, dit-il. En réalité le chemin du monde n’est nulle part immobile. Comment serait-ce possible ? Nous sommes nous-mêmes notre propre voyage. C’est pourquoi nous sommes aussi le temps. Nous sommes le temps lui-même. Fugitif. Impénétrable. Implacable. Il se tourna et parla aux autres en romani et l’un des hommes prit un fouet à un crochet fiché dans les planches du radeau et déroula la lanière et la lança en spirale dans l’air… » (« De si jolis chevaux », 1998)

Décidément, ce pays n’est pas pour le vieil homme…

 

Le Banquet d’été 2016 a aussi ses petites nouveautés. La plus méritante est celle qui ouvre désormais chaque journée. On ne parle pas des balades en garrigue de Catie Lépagnole, avec quoi nous ne pourrons jamais lutter : godillots et gourde fraîche dès 9 heures, et marche au soleil dans les sentiers jusqu’à la mi-journée en écrasant thyms cades et lauriers, ça reste un exercice qui inspire l’admiration et le respect à beaucoup d’entre nous…

On parle de ce petit rendez-vous, modeste et pertinent, qui rassemble en terrasse, sur La Petite Maison de la Promenade, les premiers banqueteurs pleins d’appétit : le Café Rebond permet à ceux qui le souhaitent de dialoguer directement avec les intervenants de la veille, de poser les questions qu’on a pas pu poser après la conférence. Mais surtout de poser la question qui vous est venu bien plus tard, dans la soirée, quand vous croisez vos réflexions avec celles de vos amis. C’est bien connu, on est beaucoup plus intelligents à plusieurs. Hier matin, c’est l’anthropologue Michel Agier qui a inauguré l’exercice. Trente minutes, pas une de plus – on s’arrête lorsque les dix coups de dix heures résonnent – et l’occasion d’affiner, de préciser, d’aller plus loin. Bonne pioche…

 

 

CHAPITEAU

La conférence de 18 heures accueillait hier René Lévy, pour une intervention intitulée « Des Méditations aux Rêveries, la solitude à l’épreuve des hommes« . Une réflexion au scalpel entre Descartes et Rousseau…

TOMBÉ DU CAMION

par Antoine Beauchamp et Lina Mariou

SEPT VARIATIONS LEVINASSIENNES

Par Gilles Hanus

 

3- La parole

Parlant, nous disons quelque chose. Sous ce que nous disons repose l’acte même de parler, de dire. Lévinas distingue par conséquent le Dit (le contenu de notre parole, quel qu’il soit) et le Dire (l’acte même de parler, quoi qu’on dise par ailleurs).

La parole nous met en relation sans effacer la distance qui nous sépare. En ce sens, elle convient mieux à dire la relation entre des sujets séparés que la vision, sens de prédilection des philosophes depuis Platon. Ce que je vois, en effet, je l’embrasse du regard, le situe dans l’espace (à deux pas de moi, sur la gauche, devant, derrière, etc.), le comprend au sens premier de ce terme. Par la vision, je constitue un monde qui est mien et dans lequel chaque « objet » (chose ou autre homme) trouve une place. La vision, ainsi entendue, constitue une métaphore de la connaissance et tend à la totalité. Certes le regard implique la distance, mais celle-ci reste relative qui n’empêche pas la saisie synoptique.

En tant qu’acte, en tant que Dire, la parole est essentiellement exposition – à entendre en deux sens : parlant, on expose et on s’expose. Parler, c’est s’exposer au risque de l’incohérence, de l’incompréhension, du quiproquo, mais c’est aussi et surtout faire appel à l’intelligence des autres qui nous écoutent. Métaphoriquement, c’est soulever un pan de la tente qui figure notre intimité.

 

 

 

FEUILLETON

Le 28 juillet dernier, on célébrait le soixante cinquième anniversaire de la Convention de Genève, et les réfugiés n’ont jamais été aussi nombreux, aussi perdus sur les chemins du monde.

Au cœur du village de Lagrasse, sur la petite place de la Bouquerie, un centre pour demandeurs d’asile accueille, depuis plus de trente ans, toutes les misères du monde.

Le CADA – Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile – héberge une cinquantaine d’étrangers pour toute la durée de l’étude de leur dossier. C’est son histoire que nous allons vous raconter, chaque jour, tout au long de ce Banquet d’été où les étrangers, en nous ou autour de nous, rôdent et questionnent.

HOMMAGE DE L'AUTEUR ABSENT DU BANQUET

L’absent, c’est un habitué du Banquet. Mais cette année, il n’est pas là. Pourquoi ? Et quel est l’état de son esprit en ce mois d’août 2016 ?… Aujourd’hui, l’écrivain Jean-Yves Masson.

 

Chers amis du Banquet,

Je ne suis pas là cette année… c’est vrai. Je ne suis pas là parce que l’écriture demande de la solitude et que, si je veux finir un ou deux livres, un livre de poèmes et un de nouvelles, il faut que je reste à l’écart. La solitude m’est refusée par la vie que je mène : j’ai pour principal métier d’être universitaire, et comme les bureaucrates sont persuadés que les enseignants dans leur ensemble, mais surtout les universitaires, sont à la fois des privilégiés, des inutiles et des paresseux, tout est fait pour nous empêcher d’être quoi que ce soit d’autre que des robinets à diplômes. Nos quelques semaines de vacances deviennent de plus en plus précieuses…

Il est d’autant plus nécessaire pour moi d’écrire que c’est depuis toujours ma seule manière de reprendre pied dans la vie. Si je n’écris pas, j’étouffe. Écrire est ma manière de respirer. Écrire est pour moi bien différent de publier, cela va de soi. C’est très largement une affaire privée, mais heureusement pas uniquement. La publication m’a bien souvent fait l’effet d’un malentendu, même si Lagrasse est un des rares lieux qui a presque réussi à me donner l’espoir que je me trompais. Il est donc certain que j’y reviendrai. Mais cette année, je suis épuisé par une année effroyable. Elle s’achève dans le deuil de la mort de mon ami Yves Bonnefoy, un des êtres auprès de qui, comme auprès de Mario Luzi ou de Kathleen Raine, je reprenais confiance dans mes moments de doute.

masson_drCe que j’ai vécu ces derniers mois dans mon université (et ce n’est ni le moment ni le lieu de le raconter), a été pour moi riche d’enseignements qui dépassent de très loin le microcosme universitaire, parce qu’ils m’ont confirmé que le consentement à l’abjection peut être à son maximum là où on l’attendrait le moins. Je sais maintenant qu’il y aura toujours des intellectuels (mais méritent-ils ce nom ?) pour approuver cela même qui les détruit. Pauvres victimes qui croient que le bourreau les épargnera si elles lui baisent dévotement la main et lui aiguisent son couteau.

Cela m’a renforcé dans la certitude que le mieux que je puisse faire, ma petite forme de résistance la plus efficace, c’est de poursuivre mon vrai travail. Écrire, traduire, éditer. Avec le regret de ne pas pouvoir le faire à plein temps. C’est d’écrire encore un peu, et peut-être même de publier un peu plus que je ne l’ai fait jusqu’ici. Sait-on jamais ? L’important n’est pas d’être entendu de beaucoup : l’important est de savoir qui vous entend.

Je ne vois pas clair dans l’époque où nous sommes. Mais à défaut, je puis voir vers quel avenir je souhaite que nous allions : pour moi, ce n’est même pas la littérature qui est capable de m’y aider, c’est très spécifiquement la poésie et, dans la « littérature », la part de poésie dont celle-ci est capable. Je ne suis pas sûr que tout le monde, même à Lagrasse, puisse entendre vraiment ce que je veux dire, car très peu de gens (malheureusement) sont encore capables de savoir ce qu’est la poésie (à savoir, le contraire des clichés qui courent sur elle mais aussi le contraire parfait de sa définition par les politiques « culturelles » de tous bords).

Je vous donne rendez-vous l’an prochain et vous dis ma fidèle amitié.

Jean-Yves Masson

 

L'OBJET DU JOUR

Jacques Joulé est un des premiers compagnons de route du Banquet. Avant même qu’il existe. Il tenait alors auberge sur la Promenade, juste en face de l’école, à l’emplacement de l’actuelle épicerie. A coups de coqs au vin et de canards farcis, il prit une place déterminante dans l’invention du Banquet et ses premières éditions. Sa table était pour nous encore ouverte, chaque nuit vers deux heures, lorsque nous bouclions enfin dans les salles de classe, le quotidien du jour, Corbières Matin. Aussi est-il juste qu’aujourd’hui, reconverti en brocanteur curieux, il trouve enfin sa place entre ces lignes numériques. Le principe de cette collaboration est simple : nous dénicher, chaque jour, un objet très étrange, plus petit que son histoire…

UN POULET POUR LE BANQUET

par Dominique Larroque-Laborde

 

Le polar, lecture de l’été ? C’est vrai pour beaucoup de gens, qui cherchent un peu d’évasion tout en restant au coeur des problématiques sociales et politiques du temps. Dominique Larroque-Laborde nous offre sept portraits d’enquêteurs cabossés, qui exercent autour de la Méditerranée…

 

(3) : le juge Lenzi

Scioperàto, donnaiolo

Paresseux, gourmand, timoré, joueur de poker, amateur de belles femmes auxquelles il redoute de s’attacher, médiocre père… Ouf, ce n’est pas un flic !

Le poulet d’aujourd’hui est en effet un juge, calabrais, confiné aux affaires mineures (voir pourquoi ci-dessus). Mais les moutons aussi deviennent enragés, quand on tue leur meilleur ami, et qu’on parie ostensiblement sur leur couardise ou leur incompétence.

Ainsi, Alberto Lenzi, selon la vox populi et ses supérieurs du Parquet, est tout à fait incapable de mener à bien une instruction sérieuse. Mais quand son ami et voisin d’en face, le procureur Giorgio Maremmi, est assassiné, et que tous les soupçons s’orientent vers un petit tueur de la ‘Ndrangheta, lui seul a le flair et, oui, les coglioni, malgré une trouille bleue et la voix de la raison, de chercher une autre vérité derrière les apparences…

Gangemi

Mimmo Gangemi

il voyait bien que tout le monde ici lui accordait autant de valeur qu’un sept à la belote, hors atout. Il leur était utile parce qu’il était de la région et qu’il connaissait le milieu et la mentalité. Il avala une salive aussi amère qu’un lendemain de cuite et se reprocha ses années de flemmardise.

 

Le flemmard coureur de jupons domine donc sa peur et découvre un pot aux roses bien puant. Car la mafia calabraise, si attachée soit-elle à ses traditions, personnifiées par Don Mico Rota, capobastone, ou chef-en-tête, participe à la modernité, à travers de juteux trafics de déchets toxiques, ou pire que toxiques…

Don Mico, qui défend son pouvoir, tout embastillé qu’il est, livre au petit juge quelques renseignements, sous forme de paraboles énigmatiques, et Lenzi suit la piste.

 

L’intrigue nous emmène au cœur de la Calabre et de sa langue, aussi bien chez les paysans, soumis et protégés (?) par la ‘Ndrangheta, que chez les notables grotesques du « Cercle des officiers », ersatz de chœur antique commentant l’action de la tragédie. Juges prudents ou corrompus, dossiers bien enfouis, et au-delà, l’ombre de commanditaires haut placés, et de quelques navires transportant de venimeuses cargaisons…

Que la Calabre est belle, pourtant, terre à oliviers dominant la côte pourpre, comment peut-on la saloper ainsi…

Quant à lui, il devait juste décider s’il ferait un rapport au procureur ou s’il la fermerait. Il s’orienta vers la seconde option.

Sauf que Marina choisit ce moment précis pour lui demander : « Et maintenant, tu comptes agir comment ? », considérant comme évident qu’il allait y avoir une suite.

Il s’entendit lui répondre, impavide : «Je vais mandater la société Ecogreen pour de nouvelles vérifications sur le site ; nous reviendrons à une heure où il n’y aura personne dans les champs, de préférence de nuit. » Voilà ce qui s’appelle chercher les ennuis.

Calabre

 

Eh oui, dans l’affaire il y a Marina, la belle adjudante de carabiniers, et la juge Chiara Allegri … Et l’envie que son petit Enrico ne le prenne plus pour un juge comme-ci comme-çà

Tout ce qui peut faire d’un anti-héros une sorte de héros, ecco !

Un sacré fieul de bagasso, ce juge. Avec tout le respect dû à sa vénérable mère.

 

La Revanche du petit juge, Mimmo Gangemi, Points Seuil, 2014.

Et aussi : Le Pacte du petit juge, Seuil, 2016.

L'IMAGE DE FIN, ET A DEMAIN !...

Sculpture de Jean-Pierre Formica, "Statue de sel"

LE PROGRAMME DU JOUR

9h
Balade dans la garrigue, avec Catie Lépagnole
9:30-10
Café Rebond à La Petite Maison, sur la promenade, avec René Lévy
10h
Atelier littérature et civilisation grecques, Dominique Larroque-Laborde, à l’école
10h30
Séminaire Cinéma, Jean-Louis Comolli, réfectoire des moines, à l’abbaye
11h15
Atelier de philosophie, Françoise Valon, cour de la librairie, à l’abbaye
12h30
Conversation sur l’Histoire, Patrick Boucheron, « Nous sommes séparés », dans la cour de l’abbé Auger, à l’abbaye
14h
Séminaire « Lire la Révolution I », Jean-Claude Milner, réfectoire des moines, à l’abbaye
16h
« Tentative d’apprivoisement des étrangers qui résident en moi », Valérie Zénatti
18h
« Séparation et libération. Lectures néoplatoniciennes de la première hypothèse du Parménide de Platon », Pierre Caye
21h30
Lecture de « Cordelia la Guerre », Marie Cosnay

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