N°70 : MERCREDI 10 AOÛT 2016

EDITO

« Il est doux, sur la vaste mer, lorsque les flots sont soulevés par les vents, de voir depuis le rivage autrui se trouver dans de grandes difficultés » (Lucrèce, De Rerum Natura). Il serait donc réconfortant de voir les autres se débattre alors qu’on est soi-même à l’abri des dangers ? Patrick Boucheron, dans ses Conversations sur l’Histoire, convoque les grands classiques pour parler de cette « hygiène du surplomb ». Regarder les autres d’en haut. Déjà, hier, il citait Erostrate (Jean-Paul Sartre, Le Mur) : « Les hommes, il faut les voir d’en haut. J’éteignais la lumière et je me mettais à la fenêtre : ils ne soupçonnaient même pas qu’on pût les observer d’en dessus. Ils soignent la façade, quelquefois les derrières, mais tous leurs effets sont calculés pour des spectateurs d’un mètre soixante-dix. Qui donc a jamais réfléchi à la forme d’un chapeau melon vu d’un sixième étage? Ils négligent de défendre leurs épaules et leurs crânes par des couleurs vives et des étoffes voyantes, ils ne savent pas combattre ce grand ennemi de l’Humain : la perspective plongeante. Je me penchais et je me mettais à rire : où donc était-elle, cette fameuse « station debout » dont ils étaient si fiers : ils s’écrasaient contre le trottoir et deux longues jambes à demi rampantes sortaient de dessous leurs épaules. » Difficile de ne pas penser aussi aux automates de Descartes, longuement analysés par René Lévy. La question pourrait être : quelle est la bonne position, la bonne distance, pour considérer son prochain. Sans que la proximité nous renvoie aux impasses compassionnelles, à celles du tout politique, sans que l’éloignement nous condamne à l’ignorance…

Pieter von Heyden, Die blau Schuyte (1559)

Pieter von Heyden, Die blau Schuyte (1559)

De ce point de vue, la journée d’hier a été un condensé magnifique de ce que le Banquet prétend offrir. Commencé dès le matin sur la terrasse du café de la Petite Maison, avec un Rebond chronométré qui permit à René Lévy de tarauder encore d’avantage le renversement entre Descartes et Rousseau, ce mardi s’est poursuivi, après tous les ateliers, par les réflexions de Patrick Boucheron, solidement campé dans le petit cloître qui n’en est pas un, adossé à un Michel Foucault qui explose dans l’Histoire de la Folie (« En quoi, demandait Patrick le premier jour, est-ce que ça nous rassure que ce soit un fou qui ait commis un tel attentat ? »). Patrick Boucheron, d’année en année, hausse son propos dans la pertinence et la justesse. Comme on dit d’un joueur ou d’une équipe qu’elle hausse son niveau de jeu pour faire face à des circonstances difficiles : plus les temps sont assassins, plus il pense juste.

Juste après le déjeuner, lorsque Jean-Claude Milner commença son séminaire sur sa relecture de la Révolution, on se disait qu’on avait là, dans cette journée, sur ce petit périmètre du Banquet, tout ce qui aujourd’hui pense sûrement le plus juste, et le plus fort.

Et quand Valérie Zénatti fit entendre, un peu plus tard, la belle voix de la littérature, nous vint à l’esprit que cette journée était décidément exceptionnelle.

« C’est bien aussi » lit-elle. Un poème de Mourid Barghouti, qu’elle traduisit le l’hébreu :

 

Lire aussi, de Valérie Zénatti, cet extrait de sa conférence, sur la traduction… ICI

 

 

TOMBÉ DU CAMION

par Antoine Beauchamp et Lina Mariou

SEPT VARIATIONS LEVINASSIENNES

Par Gilles Hanus

4- L’enseignement

Autour des années 50 du XX° siècle, au sortir de la guerre et de l’ « épreuve de l’hitlérisme », Lévinas s’efforça de penser de manière inédite la socialité. Les textes qu’il écrivit ces années-là sont parmi les plus stimulants. Lévinas se cherche, n’est pas encore très connu et sa pensée possède alors une fraîcheur qui fait défaut aux penseurs célèbres, que tout pousse à se répéter. Il ne s’interdit pas d’ouvrir des pistes, d’explorer des possibilités de pensée. Il déclare alors dans une conférence :

« […] au fond de toutes les relations sociales se trouve celle qui rattache maîtres et élèves – l’enseignement. L’essence du langage est enseignement (1). »

Fondamentalement, la parole est enseignante. Elle n’est parole qu’à dire ce qui n’allait pas de soi, qu’à trancher dans le cours paisible de la vie, qu’à défaire ce qui s’imposait au point qu’on n’y pensait jamais vraiment. Mais la parole magistrale ne se décrète pas, elle se donne et s’impose toujours à nouveau parce qu’elle nous force à penser. Tout enseignement n’est évidemment pas à la hauteur de son essence. Mais l’enseignement est le lieu où une parole tranchante peut se forger, s’éprouver, se tester. A ce titre, il est la condition d’une proximité véritable, inaugurant une forme de socialité inattendue. Les dires des maîtres du Talmud dont la parole paraît d’abord toujours si étrange en sont, aux yeux de Lévinas, l’un des modèles.

(1) « Parole et silence », dans Œuvres 2, Grasset/Imec, p. 85.

 

FEUILLETON

Le 28 juillet dernier, on célébrait le soixante cinquième anniversaire de la Convention de Genève, et les réfugiés n’ont jamais été aussi nombreux, aussi perdus sur les chemins du monde.

Au cœur du village de Lagrasse, sur la petite place de la Bouquerie, un centre pour demandeurs d’asile accueille, depuis plus de trente ans, toutes les misères du monde.

Le CADA – Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile – héberge une cinquantaine d’étrangers pour toute la durée de l’étude de leur dossier. C’est son histoire que nous allons vous raconter, chaque jour, tout au long de ce Banquet d’été où les étrangers, en nous ou autour de nous, rôdent et questionnent.

HOMMAGE DE L'AUTEUR ABSENT DU BANQUET

L’absent, c’est un habitué du Banquet. Mais cette année, il n’est pas là. Pourquoi ? Et quel est l’état de son esprit en ce mois d’août 2016 ?… Aujourd’hui, l’écrivain Yves Ravey

 

IL N’Y A PLUS DE NOM

Mes chers amis,

C’est fini. Les temples sont vides. La promesse nous est parvenue cependant d’un paysage antique, ponctué de champs cultivés, de blé et d’orge, de colonnes renversées sur la colline, de ruines, de l’apaisante douceur du soir, du jour qui dérive. La présence de l’infini, dans le ciel, parmi l’obscurité et les décombres…

Ainsi, j’ai commencé ce texte sur l’œuvre du photographe Gilles Pernet. C’est cette histoire de temple vide qui m’a retenu, et cette idée que tout est fini. Les temples vides sont le plus souvent des lieux qui ont été détruits.

Ensuite, dans un film vu hier soir, un acteur dit approximativement ceci : Quand je retourne chez moi, je retourne chez mon père, et il cite l’auteur de cette phrase. Il marche sur une route goudronnée, quelque part dans la montagne. L’acteur, lui-même plutôt très âgé, joue le rôle d’un vieillard.

RaveyMe vient à l’esprit l’idée du temple associée au retour vers le père. Je réfléchis alors à ceci, que le retour est difficile s’il n’y a pas de temple où parler avec son père disparu.

Nous visitons les lieux détruits qui sont des pierres abîmées par le temps, et nous imaginons la foule qui s’y presse pour honorer les divinités. J’ai le sentiment d’une marche dans la montagne, qui conduit à la source des dieux. C’est très difficile de considérer uniquement les lieux, par exemple des traces de neige, les pâturages au loin, et un hôtel qui évoque la présence d’un sanatorium, des constructions en bois traditionnel liées à des matériaux contemporains.

La marche dans la montagne, c’est son intérêt et son enjeu, nous délivre des noms propres. Notre lexique c’est cependant le nom commun auquel s’ajoute le nom propre, ou l’inverse. Ainsi, oublier les noms des lieux et des personnes, c’est abolir la nécessité du lieu et de la personne. Ce qui convient à la marche dans la montagne sous la pluie.

C’est presque, maintenant, ne plus rien avoir à dire, ne pas succomber à la nécessité de parler et de donner son avis. Pourtant, si, il y a l’acteur dans ce film qui dit à l’autre acteur, qui est aussi un vieillard, qu’il a lu dans l’œuvre d’un poète de langue étrangère, que ce dernier va voir son père quand il retourne chez lui.

Ajouter à cela : … dans le temple vide et détruit, c’est une manière de retour sur soi, de se considérer soi-même comme un temple vide, ou, puisqu’il est question de mots, comme une bibliothèque brûlée. C’est penser, sur le chemin qui nous éloigne de l’hôtel, que des bibliothèques ont été détruites, que celles-ci sont devenues des temples de la mémoire détruite, des places vides couvertes de cendres balayées par le vent. Je songe alors au texte disparu comme aux enfants disparus. Ceux qui habitaient ces temples vidés aujourd’hui de toute présence, dont nous honorons la mémoire, furent des enfants réunis devant le feu sacré, du moins c’est leur langue qui nous parvient, des voix claires, innocentes, au bord de l’eau et des plages, qui nous murmurent des choses.

Nous ne disons plus rien maintenant. Nous marchons autour du lac de montagne. De temps à autre nous nous baissons pour observer et ne pas cueillir une espèce florale protégée. Marcher, c’est écouter les chants des enfants, converser avec les esprits, garder dans le creux de sa main une fleur de montagne, voilà où nous en sommes.

A l’arrêt sur le bord d’un précipice, qui nous offre son panorama. Au-delà, s’ouvre le paysage de la vallée, surmontée par l’hôtel où nous venons nous reposer après la marche. Nous avons noté que s’offre à nous, chaque pas, une parcelle nouvelle et différente de l’univers. Une fois c’est la mer, une fois c’est un sentier, une autre fois c’est un bateau au port.

Voilà, mes chers amis, comment les choses se déroulent et combien je pense à vous.

Yves Ravey

L'OBJET DU JOUR

Jacques Joulé est un des premiers compagnons de route du Banquet. Avant même qu’il existe. Il tenait alors auberge sur la Promenade, juste en face de l’école, à l’emplacement de l’actuelle épicerie. A coups de coqs au vin et de canards farcis, il prit une place déterminante dans l’invention du Banquet et ses premières éditions. Sa table était pour nous encore ouverte, chaque nuit vers deux heures, lorsque nous bouclions enfin dans les salles de classe, le quotidien du jour, Corbières Matin. Aussi est-il juste qu’aujourd’hui, reconverti en brocanteur curieux, il trouve enfin sa place entre ces lignes numériques. Le principe de cette collaboration est simple : nous dénicher, chaque jour, un objet très étrange, plus petit que son histoire…

LA LECTURE ET LA TRANSMISSION

Christian Thorel, qui dirige depuis quarante ans la librairie Ombres Blanches à Toulouse, est un de ceux qui, en France, a réfléchi de la manière la plus constante au développement et à l’avenir de la librairie indépendante. Dans ce beau texte, paru dans la revue Empan (n°100), et qu’il nous confie aujourd’hui, il revient, en manière de bilan, sur la librairie, lieu d’élection, sur son expérience au Banquet, ou sur la fameuse dématérialisation des livres.

Le Banquet a toujours été construit autour d’une librairie. Ces réflexions sont donc aussi au cœur de notre souci.

Une des deux librairies éphémères du Banquet

Une des deux librairies éphémères du Banquet

UN POULET POUR LE BANQUET

par Dominique Larroque-Laborde

 

Le polar, lecture de l’été ? C’est vrai pour beaucoup de gens, qui cherchent un peu d’évasion tout en restant au coeur des problématiques sociales et politiques du temps. Dominique Larroque-Laborde nous offre sept portraits d’enquêteurs cabossés, qui exercent autour de la Méditerranée…

 

(4) : l’inspectrice Petra Delicado

 

Une escale à Barcelone, dans notre tour de la Méditerranée côté « chaussettes à clous », histoire de rencontrer l’héroïne de la série (ou « saga » ?) « Petra Delicado », d’Alicia Giménez Bartlett .

– ¡ Tiene usted mas cojones que el caballo de Espartero !

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Petra mériterait le titre de virago, au sens noble, bien sûr – elle n’a rien d’un dragon ou d’un gendarme en jupe, même si elle est passablement bourrue, et douée pour les piques venimeuses. Belle femme, trois maris, quelques amants, pas d’enfant, et l’amour de son métier de flic, même si parfois elle fatigue. Philosophiquement, elle oscille entre cynisme et épicurisme, mais dans le fond, cette grande sceptique est pleine de compassion pour notre pauvre humanité, même si elle est sans illusion sur l’issue de la lutte entre le bien et le mal. Pour soigner les coups de blues, rien ne vaut la solitude, une bière bien fraîche et un bon roman. Même si une torride nuit d’amour peut aider, aussi…

– Le monde ne peut pas être aussi sombre, Petra, il doit bien y avoir quelque chose de beau de temps en temps.

– Le boulot ! En route.

Avec son adjoint Fermín Garzón, elle forme un vieux couple classique de policiers. Leurs algarades assorties de jurons bien sentis, de coups à boire et de petits repas dans les bouis-bouis de Barcelone (caldo gallego, cocido – hélas traduit par pot-au-feu) ne les empêchent pas d’être de fins limiers. De la prison pour femmes de Wad-Ras aux boutiques à la mode du quartier El Born, leur enquête, qui passe aussi par un voyage à Rome, semble remonter la piste d’un vieux meurtre : celui d’un industriel catalan par la Camorra italienne… Mais la piste mène plus loin, vers la tragédie sordide d’une famille bourgeoise, qu’on qualifierait volontiers de chabrolienne si on n’était en Catalogne…

– Yolanda veut juste dire que les enfants ça ne vous fait ni chaud ni froid, vu que vous n’en avez pas.

– On n’est pas non plus obligé d’élever des porcs pour aimer le jambon », rétorquai-je de mauvais poil.

On parlait de série – ou saga… Le petit monde dont Petra Delicado est le centre (elle est aussi la narratrice) évolue de roman en roman. Elle est devenue belle-mère (des trois enfants de son nouveau mari). Ses jeunes collègues sont dix fois plus traditionalistes que les femmes de sa génération. Barcelone se rénove en perdant chaque jour un peu de son âme.

Dans l'ancien quartier industriel de Poblenou

Dans l’ancien quartier industriel de Poblenou

À quoi donc se raccrocher, quand une affaire bien bouclée vous laisse quand même un goût amer dans la bouche ?

À une bonne bouteille de cava peut-être ?

– La personne que j’ai été ? Je suis toujours la même, et encore plus qu’avant ! On va donc trinquer et si par hasard on finit cette bouteille, eh bien on en commandera une autre et voilà !

– Là vous me plaisez ! Je trinque à vous et à toutes les femmes de caractère qui peuplent cette planète. »

 

Personne ne veut savoir, Alicia Giménez Bartlett, Rivages/Thriller, 2015

Et aussi : Rites de mort, Des serpents au paradis, Un bateau plein de riz (etc.), Rivages poche.

 

 

L'IMAGE DE FIN, ET A DEMAIN !...

"Le radeau de Lampedusa", sculpture de Jason deCaires Taylor, immergée dans un musée sous-marin au large des îles Canaries.

LE PROGRAMME DU JOUR

9:30-10
Café Rebond à La Petite Maison, sur la promenade, avec Patrick Boucheron
10h
Atelier littérature et civilisation grecques, Dominique Larroque-Laborde, à l’école
10h30
Séminaire Cinéma, Jean-Louis Comolli, réfectoire des moines, à l’abbaye
11h15
Atelier de philosophie, Françoise Valon, cour de la librairie, à l’abbaye
12h30
Conversation sur l’Histoire, Patrick Boucheron, « Nous sommes séparés », dans la cour de l’abbé Auger, à l’abbaye
14h
Séminaire « Lire la révolution II », Jean-Claude Milner
16h
« Notre espérance », Marie Cosnay, grand chapiteau, parvis de l’abbaye
18h
« L’hospitalité révolutionnaire, enjeux d’un lien asymétrique », Sophie Wahnich
21h30
Lecture de « La Ligne des glaces » et de « Jérusalem terrestre », par Emmanuel Ruben

ARCHIVES

CORBIERES MATIN 69


Marcher sur la frontière

On ne peut pas suivre une frontière. On ne peut pas marcher dessus. Deux alpinistes ont vainement tenté l’expérience.

CORBIERES MATIN 68


Les ateliers

Les ateliers sont le cœur battant du Banquet. Loin de la grande messe des conférences de l’après-midi…

CORBIERES MATIN 67


Un début et une fin

Les choses importantes ont toujours un début et une fin. Depuis quelques années, le Banquet d’été commence avant qu’il ne débute.

CORBIERES MATIN 66


Cette honte bue

Personne ne se risquera à dire que nous ne savions pas. Ce qui se passe aujourd’hui en Grèce…

CORBIERES MATIN 65


Ce besoin de camps

Parce que dans cette région l’histoire de nos voisins espagnols est souvent mêlée à la notre…

CORBIERES MATIN 64


Le Collège, la France, et la double impuissance

Le jeudi 17 décembre dernier, le Collège de France a confié à Patrick Boucheron une nouvelle chaire…