Entretemps

Mathieu-Riboulet

Admettons qu’il y ait eu les « années 1970 » et les « années 1980 » comme il y a eu le XIXe et le XXe siècle, par commodité, mais ne perdons pas de vue que les césures ne sont pas forcément là où les comptes ronds les placent. L’historien britannique Eric Hobsbawm a ainsi en son temps défini un « court XXe siècle » allant de 1914 à 1991 1. Plus récemment, le médiéviste Patrick Boucheron, dans une brève et pénétrante réflexion sur l’histoire à laquelle j’emprunte le titre du présent texte2, explique que c’est à un moine du VIe siècle, Denys le Petit, que nous devons « l’invention de l’ère chrétienne 3 », dont il a bordé l’ouverture à la date supposée de l’Incarnation du Christ. Eût-il choisi, poursuit Boucheron, celle de la Passion, « la chronologie s’en trouverait décalée de trente­trois ans 4. » Ainsi, la Restauration, Stendhal et Byron rejoindraient le XVIIIe siècle, et 14-18, Proust, Freud et Kafka le XIXe… Nous serions quant à nous péniblement parvenus dans le dernier quart du XXe siècle qui, s’étant ouvert sur le krach de Wall Street et l’arrivée au pouvoir d’Hitler, s’accommoderait thématiquement fort bien de la crise financière actuelle et du massacre d’Utøya. L’exercice n’est pas aussi oiseux qu’il en a l’air, il s’agit de « rendre sensible, par le jeu des déplacements, l’étrangeté inhérente à ce travail humain qui consiste à égrener la durée, comme l’on brise une pâte en la faisant rouler entre ses doigts, cherchant d’instinct les accidents minuscules qui rendent le temps cassant 5. »

Soit, donc, les années 1980 du XXe siècle selon Denys le Petit, succédant en toute logique aux années 1970, et, plus précisément encore, le cinéma français de ces deux décennies, dont il ne m’échappe pas que les enjeux ne sont probablement pas du même ordre que ceux dont les historiens discutent quand ils jonglent avec les siècles ou les « périodes », d’autant que je ne les dessinerai ici qu’à gros traits subjectifs. Cela n’empêche évidemment pas que s’y entendent, en y prêtant l’oreille, quelques-unes de ces cassures du temps que le cinéma, sismographe pas toujours volontaire, a enregistrées soigneusement pour que nous ayons loisir d’y revenir.

Les années 1970 en France, en Europe, s’ouvrent en réalité sur la fin des années 1960, c’est-à-dire sur la lente transformation des profonds bouleversements dont la société occidentale est affectée depuis la fin de la guerre et dont l’expression a culminé dans les divers mouvements, essentiellement estudiantins, qui ont marqué 1968, transforma on qui va voir lesdits mouvements ou se radicaliser pour faire de ces années-là des années de plomb, ou disparaître doucement dans les remous des chocs pétroliers, mais dans un cas comme dans l’autre s’anéantir dans les logiques que les années 1980 feront très durement prévaloir.

Les années 1970 en France – du moins dans le souvenir que j’en garde, car je ne m’autorise pas ici d’une parole d’historien, évidemment, pas plus que de cri que d’ailleurs –, c’est en gros le septennat de Giscard, c’est-à-dire, pour ceux qui l’auraient oublié comme pour ceux qui ne l’auraient pas vécu (ces derniers de plus en plus nombreux), un des moments politiques et sociaux les plus ternes, les plus tristes, les plus accablants, les plus dénués de perspective qui soient. Coincés par l’« équilibre de la terreur » entre Est et Ouest, témoins à peu près impuissants de la liquidation progressive, et parfois violente, des « idéaux » de 68, ballottés d’un mouvement de résistance en voie de sectorisation (nucléaire, prisons, paysans, psychiatrie…) à une affaire sordide et éloquente (diamants de Bokassa, assassinat de Robert Boulin…), tout bien sûr s’organisait déjà qui donnerait ce qui a suivi sans que nous en ayons claire conscience ; seuls quelques avisés s’abstinrent de voter Mitterrand !

À rebours de cette atmosphère délétère, une part du cinéma français de ces années-là a fait preuve d’une éblouissante liberté de ton, d’une constante invention de formes, plaçant toujours le spectateur à la place de celui à qui tout peut arriver. Si l’on veut bien songer à quelques titres, à quelques noms, à quelques dates, jetés en vrac, loin de l’exhaustivité, et pour s’en tenir strictement à la France, on mesurera peut-être un peu l’ampleur de la chose, quelque subjective, parcellaire que soit ma liste : Femmes, femmes (Paul Vecchiali, 1974), Souvenirs d’en France (André Téchiné, 1975), Jeanne Dielman (Chantal Akerman, 1975), Out 1 (Jacques Rive e, 1971), India Song (Marguerite Duras, 1975), Perceval le Gallois (Éric Rohmer, 1978), La Maman et la Putain (Jean Eustache, 1973), La Gueule ouverte (Maurice Pialat, 1974), La Grande Bouffe (Marco Ferreri, 1973), Le Charme discret de la bourgeoisie (Luis Buñuel, 1972), La Cicatrice intérieure (Philippe Garrel, 1971), Anatomie d’un rapport (Luc Moullet, 1976), Simone Barbès ou la Vertu (Marie-Claude Treilhou, 1979), Les Belles Manières (Jean-Claude Guiguet, 1978), Le Théâtre des matières (Jean-Claude Biette, 1977), L’Hypothèse du tableau volé (Raúl Ruiz, 1978), Maîtresse (Barbet Schroeder, 1975), L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (Jacques Demy, 1973), Les Naufragés de l’île de la Tortue (Jacques Rozier, 1974), Vincent mit l’âne dans un pré (et s’en vint dans l’autre) (Pierre Zucca, 1975), Aloïse (Liliane de Kermadec, 1975), Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère (René Allio, 1976), Histoire de Paul (René Féret, 1975)…

Il y a fort à parier que presque aucun de ces films ne pourrait être réalisé aujourd’hui, pour des raisons qui prennent naissance dans les années 1980, se sont déployées depuis avec une constance admirable, épaulées par les mutations technologiques des années 2000 qui achèvent de démonter le tableau que le cinéma, un temps, a formé sous nos yeux – j’y reviendrai.

 

 

J’ai vu Le Pont du Nord (Jacques Rivette, 1981) le jour de sa sortie, le 24 mars 1982, je l’ai revu le 25. Cela fait donc exactement trente ans. J’allais ainsi souvent voir deux fois de suite les films dont je sentais d’emblée qu’ils m’importeraient, à un titre ou à un autre, voire qu’ils importeraient tout court. Cela m’était arrivé avec Duelle (Jacques Rivette, encore, 1976), cela m’arriverait de nouveau avec Une chambre en ville (Jacques Demy, 1982) en octobre de la même année. J’ai, nous avons eu le sentiment d’assister à la bascule de quelque chose, dans le cinéma de Rivette incontestablement, mais, au-delà, dans les temps que nous traversions que le film reflétait. Le « nous » que j’emploie désigne la communauté de cinéphiles à laquelle j’appartenais alors, il renvoie aussi à un article fervent de Serge Daney sur le film, qui joua entre autres ce rôle, dans ces années-là, comme on sait, d’amplificateur éclairé et éclairant, et contribua à forger ce sentiment d’appartenance. Lequel article se terminait par ces mots, qui exprimaient le sentiment général sans que nous mesurions sans doute à quel point ils sonneraient encore juste aujourd’hui : « Je dirai volontiers que Le Pont du Nord est le premier film des années quatre­vingt, en France 6. »

Une part de mon amour du cinéma, des émotions sans cesse renouvelées que provoquent en moi sa fragilité et son audace, me vient de l’œuvre de Jacques Rive e. Pour ce qui est des années 1970, elle s’ouvre sur Out 1. Noli me tangere, un film mythique de plus de douze heures resté parfaitement invisible pendant des années jusqu’à ce qu’un festival à Saint-Denis le projette intégralement en février 1989 et qu’un courageux éditeur le commercialise en VHS en 1990. Cela signifie qu’il était alors possible de tourner un film de douze heures quarante sur un scénario d’une obscurité fantomatique, surprenant et parfois sombre reflet des expérimentations plus ou moins paranoïaques de l’époque ; il n’a certes pas été beaucoup vu, mais il a été fait. En 1974 Rivette réalise Céline et Julie vont en bateau, sorte de versant solaire d’Out 1 où deux gamines s’amusent à dépecer le cadavre du drame bourgeois avec une jubilation contagieuse, ce qui était en effet tout le propos d’une part non négligeable de la population : en finir avec le drame bourgeois (giscardien) ! Le film, plus de trois heures, s’est construit, fidèle à la manière de Rivette, au fil de son tournage et des apports de ses comédiennes ; c’était possible. Possible encore, en 1975, de se lancer dans un projet onirique dans la lignée des Filles du feu de Nerval avec quatre pages de scénario et des équipes, producteurs compris, portées par la fièvre de l’époque, censé donner quatre films. Est-ce d’avoir délibérément tourné le dos au réel, entendu plus que jamais au sens lacanien de « ce qui ne va pas et qui revient », qui fut fatal au projet ? Un seul de ces films, Duelle, fut tourné et vu. Le deuxième, Noroît, tourné lui aussi en 1975, n’est jamais sorti 7. Les deux autres, abandonnés en cours de route, cédèrent la place à Merry­go­round (1978), qui n’appartient finalement pas au cycle des « filles du feu » et ne sortira qu’en 1983 8. Je n’ai jamais pu voir dans la destinée de cet ensemble autre chose que le reflet de la faillite des années 1970, enregistrée comme pas à pas.

Jacques Rivette et Jean-François Stévenin sur le tournage du Pont du Nord, en 1981

Jacques Rivette et Jean-François Stévenin sur le tournage du Pont du Nord, en 1981

On voit le parcours. Et, en 1982, Le Pont du Nord s’ouvre devant nous, et nous le franchissons, et à la n nous savons que nous avons changé de rive, que nous avons changé de temps, et nous savons que nous ne savons pas, ni où nous allons ni ce que nous deviendrons, seulement ce que nous perdons, qui est resté là-bas, au sud peut-être, qui ne nous laisse pas la moindre nostalgie mais dont nous savons que nous le laissons, derrière, avant.

C’est à Bulle Ogier, complice de longue date, que Rivette confie le soin de porter sur ses épaules, frêles mais déterminées, le poids des errances qui s’achèvent. Nous sommes en « octobre ou novembre 1980, il y a déjà longtemps ». Son personnage, Marie, sort de prison ; incapable d’entrer dans un endroit clos (le film est entièrement tourné en extérieurs), elle déambule dans Paris (la dimension documentaire est désormais évidente : terrains vagues, énorme chantier de la Villette, lambeaux en voie de disparition d’un passé qui s’attardait encore) et sa rencontre avec Baptiste (Pascale Ogier), qu’elle fait chuter de sa Mobylette en traversant la chaussée le nez en l’air, se solde par ces mots, à la fois premier dialogue et synthèse absolue du film : « Marie. – Mais qu’est-ce que je peux faire ? Baptiste. – Disparaître. » Dont acte, deux heures plus tard. Face à elle, Pascale Ogier 9 est une émanation de l’inconnu qui gagne du terrain, une sorte de signe avant-coureur des mutations énigmatiques, indécidables, œuvrant dans l’ombre, et leur commune déambulation dans Paris, aux antipodes des burlesques tribulations de Céline et Julie un septennat plus tôt, une incarnation légèrement inquiète de ces moments où l’on hésite entre se laisser rouler dans la farine de l’histoire ou en faire son propre pain quotidien, si je puis oser cette métaphore boulangère.

Ce qui s’est donc noué au passage d’une décennie à l’autre est un double mouvement inverse de libération et d’emprisonnement : on allait cette fois en finir avec Giscard, la droite au pouvoir depuis toujours, l’impossibilité croissante de dégager une perspective, en échange de quoi les difficultés que nous aurions à prendre et à faire circuler une parole libre au cinéma seraient sans doute, elles aussi, croissantes (ce que nous avons cru que disait Le Pont du Nord). Ce que nous ne voyions pas, ce que nous ne pouvions pas voir, ce que nous ne savons que maintenant que le temps a passé et que le retrait de l’action nous donne loisir d’y réfléchir au calme, c’est, d’une part, que la contradiction n’était qu’apparente, que l’élection de Mitterrand était l’arbre cachant la forêt, et que les perspectives tant politiques que cinématographiques iraient toutes deux s’amenuisant, et, d’autre part, que les pleins effets de cette bascule, que nous avons sentie comme on sent une présence mais sans l’identifier correctement, ne se feraient pleinement sentir que bien plus tard. En un mot, que nous n’avions encore rien vu. Ce que, finalement, disait Le Pont du Nord. L’évolution et de la politique et du cinéma de ces dix dernières années l’illustre de manière à la fois éclatante et accablante.

Si l’on considère sa filmographie après Le Pont du Nord, on s’aperçoit que le goût prononcé de Rivette pour l’expérimentation se dilue peu à peu dans une lente négociation avec quelque chose qui ressemblerait à de l’académisme (La Belle Noiseuse, 1991) ou à de l’absence à soi-même (Secret Défense, 1998, Histoire de Marie et Julien, 2003), ou peut-être s’y cache ; il faut à mes yeux attendre 2009 et l’inaperçu 36 Vues du pic Saint­ Loup pour que de nouveau affleure sur l’écran ce qui fait toute la force de la fragilité de cet art si difficile. Mais l’heure a tourné, il est déjà bien tard.

La mémoire individuelle ne fait guère le tri entre les détails marquants et les généralités floues, de leur conjugaison naît l’« impression générale », qui est ce qui prévaut, plus tard, dans les esprits, et c’est aux historiens, aux critiques qu’incombe la tâche d’établir hiérarchies et chronologies. Je reviens à la vue d’ensemble. Il faut se rappeler que Pialat est entre Loulou (1980) et À nos amours (1983), que Rohmer entame magnifiquement, avec La Femme de l’aviateur (1981), ses Comédies et proverbes qui l’occuperont tout au long des années 1980, que Godard « revient » au cinéma (Sauve qui peut, 1980) 10, que la décennie qui s’ouvre sera pour certains plus profitable que la précédente (Resnais, par exemple), que pour d’autres ce sera l’inverse (Akerman, Zucca), que la pépinière Diagonale cultivée par Vecchiali donnera quelques pépites qui brillent encore mais que la plupart de ses auteurs se font rares (Treilhou) ou sont morts (Biette, Guiguet, Davila, Frot-Coutaz – comme une génération de cinéastes arrêtés au milieu du gué), qu’Eustache s’en va après avoir donné quelques joyaux d’une pureté inouïe comme s’il avait pressenti qu’il n’y aurait désormais plus de place pour lui (et, de fait…). Il faut se laisser traverser par le souvenir de ce qui nous venait alors d’ailleurs, œuvres isolées dont l’exigence forçait à prendre du champ (Bergman entre De la vie des marionnettes et Fanny et Alexandre, Tarkovski juste après Stalker, Fassbinder au cœur de sa « trilogie allemande », Le Mariage de Maria Braun et Lola, une femme allemande en 1980, Le Secret de Veronika Voss en 1981, où se joue un autre entretemps d’histoire non moins vertigineux…), ou ensemble plus collectif qui évoquait l’idée d’une communauté cousine de la nôtre (l’Italie, bien sûr, dont le cinéma s’est littéralement englouti dans les sables de l’inexistence sous nos yeux incrédules au fil des années 1980 et 1990, sorte de préfiguration éventuelle de ce qui nous attend – après la mort de Fellini, l’effacement d’Antonioni et la dissolution de Bertolucci dans les mirages de productions hollywoodiennes, il ne reste à ma connaissance qu’un grand cinéaste en Italie dont l’œuvre ne cesse de s’amplifier : Marco Bellocchio). Il faut enfin se demander si nombre des jeunes cinéastes apparus dans les années 1980, nourris de la cinéphilie de leurs aînés, de la folle liberté du cinéma des années 1970, et devenus cinéastes à leur tour grâce entre autres au système français d’aide à la production, ne sont pas désormais enlisés dans les impasses de ce dernier, allant jusqu’à générer ces films « du milieu » dont la seule appellation fait frémir11.

Deux souvenirs encore, symptomatiques.

Le premier, c’est l’échec public d’Une chambre en ville en 1982 et la polémique médiatique que cet échec a déclenchée, sous forme de piège mortel entre les tenants d’un cinéma d’auteur qui l’estiment insuffisamment défendu et les tenants d’un cinéma populaire qui ne devrait ses lauriers qu’à sa capacité à rassembler le plus grand nombre de suffrages, piège qui s’est évidemment refermé sur Demy. Une chambre en ville était un chef-d’œuvre en 1982, c’était une évidence aveuglante ; il le reste en 2012, c’est tout aussi aveuglant (et peut-être essuierait-il d’ailleurs encore un échec s’il sortait aujourd’hui, tant la tonalité sociale du film est sombre, tant il y a désormais d’incongruité à envelopper de telles cruautés dans des emballages si raffinés et émouvants, tant il est désagréable de s’entendre rappeler que « le réel c’est ce qui ne va pas et c’est ce qui revient »). Mais l’incendie allumé par cet échec, la maladresse des pompiers, et bien sûr, en premier lieu, l’échec lui-même, dont Demy ne s’est esthétiquement pas remis, ont précarisé ce genre de projets, et la polémique qui l’a entouré était comme un banc d’essai mis à profit par l’économie pour instruire le procès de la figure de l’auteur, que les années 1960 et 1970 avaient patiemment dessinée et promue et que les décennies suivantes s’emploieraient activement à faire disparaître, enregistrant de beaux succès même si la place n’est pas encore tout à fait nette 12…

Le second, c’est Bresson, ou plutôt le chemin qui relie l’un à l’autre ses deux derniers films, de chaque côté de l’entretemps qui nous occupe ici. En 1977, dans Le Diable probablement, il enregistre l’itinéraire désespéré d’un groupe de très jeunes gens issus de la bourgeoisie assaillis par l’extraordinaire faillite du monde qui les entoure, itinéraire conclu tragiquement, pour l’un d’eux, par un suicide assisté vécu non comme un aveu d’échec mais comme un acte de libre arbitre. Cinq ans plus tard, dans L’Argent, qui restera son dernier film, toute trace de libre arbitre a disparu, et Bresson filme avec une maîtrise et une précision implacables l’anéantissement social et intime d’un homme broyé par un processus économique pervers. Entre les deux films, le dieu caché s’est fait dieu visible, le diable argent…

Nous n’en sommes plus là, mais nous en avons été là, à ce moment donné. Et pour y avoir été, nous voyons ce qui a changé depuis, et que le point où nous en sommes s’origine au point où nous en étions alors. C’est généralement ce que l’on constate, avec l’histoire. Encore faut-il admettre qu’une part grandissante de notre présent est désormais de l’histoire, et tenir cette part en respect. Je ne fredonne pas l’air de « C’était mieux avant », un tube écœurant dont le succès croît avec l’incertitude du présent. Je ne crois pas du tout que le cinéma soit mort, non plus qu’il soit en crise, sauf à considérer que la crise est son régime de croisière. Mais je vois que de la liberté s’est perdue, et avec elle de la fragilité, du risque, de l’audace, de l’amateurisme au meilleur sens du terme. Le cinéma français « officiel » pavoise, se gausse de ses entrées, se crispe sur le téléchargement illégal, exerce son chantage économique aux dépens des plus précaires et parvient à les marginaliser de plus en plus grâce aux extorsions de fonds toujours plus massives auxquelles il se livre au vu et au su de tous ceux qui, tremblant pour leur statut, leur argent, leur succès, préfèrent fuir en avant sous les parapluies institutionnels que tenter le chemin de traverse, à découvert.

Je maintiens que pas un, ou presque, des films que j’ai cités ci-dessus n’aurait pu se faire après 1980. Chacun d’eux recelait une part d’expérimentation, qu’on peut à l’occasion nommer « fragilité », « incertitude » ou « vertige », tenant soit au scénario, soit au sujet abordé, soit aux conditions de production, soit aux acteurs, chacun d’eux faisait en quelque sorte un pari, de nature pascalienne : celui que le spectateur existe, et qu’on peut lui déléguer le soin de chercher, trouver, agréger à l’ensemble constitué sous ses yeux la part manquante inhérente à toute œuvre, celle où il viendra se placer. Toutes les transformations qui ont suivi sont allées dans le sens d’une uniformisation, pour ne pas dire un formatage : les sujets doivent répondre à une attente supposée du public (et le public, ce n’est pas la même chose que le spectateur), les scénarios être solides et crédibles, les acteurs professionnels, les budgets aussi, c’est-à-dire conséquents. Bref, un processus inflationniste qui a généré un nouvel académisme, schéma classique. La différence avec les années 1970, où l’académisme au cinéma avait aussi ses tenants, c’est qu’aujourd’hui nous avons perdu la marge, ou plus exactement qu’elle est invisible. La tendance est allée crescendo au fil des trente dernières années : aujourd’hui, par exemple, un distributeur refusant d’entrer dans la danse de la production peut stopper le développement d’un projet, ce qui prouve que mettre la charrue avant les bœufs est désormais la règle…

Pas besoin d’être grand clerc pour voir que tout cela est, à terme, condamné (à commencer par le distributeur dont il vient d’être question), que tout cela volera en éclats quand les grands propriétaires des nouvelles technologies de l’information et de la communication, selon l’expression consacrée, sortiront pour de bon chéquiers puis griffes pour faire rentrer tout ça – pêle-mêle musique et cinéma, chant et littérature, sans grande distinction « éditoriale » – dans un seul et même système de diffusion alimentant des milliers d’écrans individuels. Je fais l’hypothèse que quand nous en serons là – nous ou nos successeurs, peu importe pour ces durées –, ceux qui ont commencé, vers 1980, à perdre leurs moyens (et a fortiori ceux qui, venus après, n’en ont jamais ou presque jamais eu), seront tout à fait nus, n’auront plus rien à perdre, et ce sera leur force pour inventer autre chose, ailleurs, en se débarrassant de tous ceux qui, incapables de penser une activité artistique, dictent cependant les conditions de sa production. Les autres, ceux du milieu, ceux qui ont un statut, du succès ou de l’argent à perdre, en revanche, sont comme ces personnages de Tex Avery qui ont franchi le bord du précipice et marchent quelques instants dans le vide avant de se rendre compte de ce qui les attend.

Mathieu Riboulet

 

  1. Eric J. Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Histoire du court e siècle, Complexe, 1999.
  2. Patrick Boucheron, L’Entretemps. Conversations sur l’histoire, Verdier, 2012.
  3. Ibid., p. 107.
  4. Ibid.
  5. Ibid., p. 109.
  6. Serge Daney, Libération, 26 mars 1982, in La Maison cinéma et le monde. 2. Les Années Libé, 1981­1985, P.O.L, 2002, p. 102.
  7. Mais il a fait l’objet d’une édition DVD (en coffret avec Duelle, Les Films de ma vie).
  8. Rivette remettra sur le métier près de trente ans plus tard la matière d’un de ces films abandonnés, ce sera Histoire de Marie et Julien (2003).
  9. Qui incarnera quelque temps plus tard à elle toute seule une certaine jeunesse française des années 1980 dans Les Nuits de la pleine lune, sous la houlette d’Éric Rohmer, le grand sismographe indémodable de l’air du temps…
  10. Dans son article déjà cité sur Le Pont du Nord, Daney évoque le contentement de Godard de « refaire un premier film », l’intention de Rohmer de « redescendre dans la rue pour voir si Paris avait changé », preuve que les « vieux » de la Nouvelle Vague se sentaient portés par un vent de renouveau à l’orée des années 1980, sensation que Rivette teinte d’inquiétude, on l’a dit. Sous réserve de modifications de dernière minute, seul Rohmer terminera son œuvre dans un bel élan d’optimisme et un hymne à la jeunesse d’une verdeur rassérénante, résolument à rebours du désastre enregistré un peu partout ailleurs (Les Amours d’Astrée et de Céladon, 2009).
  11. Le parcours de Guédiguian incarne typiquement ce phénomène : songeons à l’abîme qui sépare Dernier Été (1981) ou Ki lo sa ? (1985) de L’Armée du crime (2009) ou des Neiges du Kilimandjaro (2011)…
  12. Ce fut plus tard le tour de la critique de faire les frais d’une polémique visant à la désigner comme responsable de tel ou tel échec, comme si l’auteur et la critique étaient décidément les hommes à abattre pour la qualité commerciale française (voir l’offensive déclenchée en 1999 par Patrice Leconte préconisant par exemple de ne pas publier d’articles négatifs sur les films le jour de leur sortie !). Il est certain que sans auteur ni critique, nous serions plus tranquilles…

 

Ce texte est paru initialement en 2012 dans la revue Vertigo