De l’à-part à l’appartenance, la lecture et la transmission

par Christian Thorel

 

christian-thorel-dirigeant-de-la-librairie-ombres-blanchesLe livre, dans sa nature d’objet à transmettre, conserve encore la forme idéale et d’une apparente éternité que jalouse le monde des industriels du numérique. Nous devrons en revoir le contour, nous référant à Kant, et au double corps dont le philosophe l’a affecté, celui d’une enveloppe, charnelle, matérielle, volume, papier, encre, et celui de son esprit, écriture, sens, forme. s’il en reste la résidence privilégiée, le livre ne peut se tenir à l’écart des modes d’être du savoir, de leur transmission, et tout particulièrement des usages de la lecture.

L’« acte de lire » fait l’objet de théories et de champs d’investigation abondants. Faisons un détour par l’un d’entre eux et remettons en mémoire quelques-unes des qualités et des fonctions de la lecture. C’est à Marielle Macé, philosophe, que nous empruntons les lignes qui suivent : « On peut en effet regarder la lecture comme une pratique d’individuation, un moment décisif dans l’élaboration de la “grammaire du rapport à soi”. La lecture est d’abord une “occasion” d’individuation. Devant les livres, nous sommes conduits en permanence à nous reconnaître, à nous “refigurer”, c’est-à-dire à nous constituer en sujets et à nous réapproprier notre rapport à nous-mêmes dans un débat avec d’autres formes. »

La lecture serait-elle une occasion d’individuation ou, comme l’écrit Marcel Proust, le miracle fécond d’une communication au sein de la solitude, qui serait à la base d’une vie spirituelle ? si cela est le cas, comment chacun parmi nous accède-t-il à l’objet qui lui permettra cette pratique solitaire d’où procède de soi cette constitution en sujet ? Poursuivons avec la philosophe : « Tout commence par la situation d’enfermement ou l’“à-part” que réclame la lecture. Ce moment de retranchement et de passivité recèle en fait déjà toute une vie mouvementée, des idées de comportement, des potentialités d’être et même : un avenir. »

Plus loin, à propos de Roland Barthes, Marielle Macé délaisse l’individu qui lit, dans l’isolement supposé de sa solitude, et lui fait faire un pas vers la « communauté », peut-être vers un « avenir » : « Pour l’expérience de Barthes, mais aussi bien pour la nôtre, cette façon d’habiter une configuration littéraire n’est pas une désertion de la vie ordinaire ; c’est déjà une manière de décider des formes minimes d’une communauté, d’y constituer un arrangement de rapports et de liens. Comme si Barthes avait cherché dans la lecture des réponses actives à la question posée par l’un de ses derniers cours : “Comment vivre ensemble ?” Pourquoi, à vrai dire, y aurait-il dans tant de réclusion la ressource d’une socialité véritable ? Parce que les dispositifs auxquels Barthes s’est intéressé instituent autant de possibilités d’habitation, des “formes subtiles de genres de vie”, des nuances apportées à la constitution d’une manière d’être-ensemble, aux empiètements, aux dépendances, aux violences et aux besoins dont cet être-ensemble est nécessairement fait. Le sanatorium de La Montagne magique, le labyrinthe du Satyricon, la tentative de Construire un feu chez Jack London, l’île de Robinson Crusoé, partout, dans l’expérience que le lecteur en fait, les mots sont susceptibles de relier et de recouper, articulant un peu autre- ment les rapports entre l’individu et les espaces auxquels il s’intègre, les dehors qu’il investit et qui, à leur tour, l’occupent. »

Ainsi, au travers d’un inéluctable déplacement, la lecture conduit du particulier au collectif, de l’économique au politique, de l’individu à la cité. C’est depuis les chemins de la cité que le repli sur soi se produit. Par quelles routes, en effet, aborde-t-on ces domaines de l’île ou du sanatorium ? La librairie, la bibliothèque sont parmi les lieux où se constitue ce « parcours de la reconnaissance ». encore un emprunt : dans son dernier livre, qui porte ce titre, Paul Ricœur considère le verbe « reconnaître » à travers trois acceptions, la « reconnaissance » comme identification d’un objet ou d’une personne, la reconnaissance de soi, et la reconnaissance mutuelle. Le parcours du lecteur pourrait suivre ces mêmes étapes. D’évidence, son déplacement (dans un lieu dévolu aux livres) est provoqué par la recherche d’un objet, objet qu’il peut pré-connaître (par une bibliographie, une recension, par la presse, par un ami, ou par toutes sortes d’information, il n’en manque pas !), ou aussi bien tout ignorer. La librairie est en effet lieu d’élection, on vient y trouver ce que l’on ne cherche pas, mais que l’on sait désirer. sans doute est-ce également un lieu cosmopolite, une sorte de marché oriental, riche d’imaginaires, où se mettent en jeu les affinités électives espérées. Cette quête où le désir n’est pas toujours assouvi peut être périlleuse, révélatrice, tant elle met en jeu les deux autres acceptions, la reconnaissance de soi et la reconnaissance mutuelle. Tout d’abord, imaginer sa lecture, la choisir, l’élire avant même de la lire, dans la confrontation avec son propre savoir, sa capacité d’abstraction, mettre en jeu ses limites, ses émotions, sa sensibilité. Dans un second temps, mettre à l’épreuve du regard de l’autre l’objet de son choix, le discuter, le jauger, tout autant que le juger, peut-être, puis le « négocier » ou l’abandonner, avec le risque du regret ou de l’enthousiasme. Dans ce parcours en trois temps, dans ces translations, je vois de la transmission, cela me semble sûr.

Je cite Marielle Macé une nouvelle fois, et répète, à propos du passage de soi aux autres, ce passage qui pourrait justifier, pour le livre, non seulement la place « pour » l’autre, mais aussi celle « par » l’autre : « Tout commence par la situation d’en- fermement ou l’“à-part” que réclame la lecture. »

De l’« à-part » à l’appartenance. Faut-il envisager le retranchement comme un geste vertueux, celui de se compléter par la lecture, par le livre à transmettre, afin de mieux vivre ensemble ? Peut-être, et encore pourrait-il s’agir ici de reconnaissance plus que de connaissance, d’accumulation de connaissances. Comment ne pas être conquis par l’idée que des êtres volontaire- ment séparés sont reliés par des rhizomes textuels dans un assemblage d’espaces communautaires ? La tentation est trop grande : religare, relier, relegere, relire, reeligere, réélire. Des générations de philosophes et de pères spirituels se sont disputées autour de l’étymologie du mot « religion », passant de l’une à l’autre de ces trois racines supposées du latin. Disons que pour le sujet qui nous occupe, elles nous conviennent toutes trois, dans la perspective de constituer pour les livres et leurs lecteurs la communauté qui les entretiendrait. et celle d’une transmission de la lecture qui en serait le vecteur.

Religion n’est d’ailleurs pas ici soumission. À propos des livres, Maurice Blanchot, qui en fut le théoricien le plus engagé, livre sur la littérature le propos suivant : « La littérature est peut-être essentiellement pouvoir de contestation : contestation du pouvoir établi, contestation de ce qui est, contestation du langage et des formes du langage littéraire, enfin contestation d’elle-même comme pouvoir. sans cesse elle travaille contre les limites qu’elle contribue à fixer 1… » Peut-être ici, dans ce texte « Les grands réducteurs », tiré de L’amitié, l’écrivain et essayiste énonce-t-il les préalables de ce qu’il appelle dans son introduction les « points de résistance », la politique, le jeu du désir, la poésie, la pensée, ces points irréductibles dont la grande machinerie collective des grands réducteurs n’arrive pas à bout.

Il faudrait pouvoir inventer un lieu où, dans un ordre aussi libre qu’improbable, s’entretiendraient sans cesse les énergies propres à produire ces mouvements, à conforter ces résistances, à provoquer ces transmissions. Ces lieux existent, librairies, bibliothèques, musées, maisons des livres autant que des êtres, êtres que les livres ont reliés. On lira, toujours actuelle, la Lettre sur le Commerce de librairie de Diderot. en 2005, Jean- Luc Nancy publia une lettre Sur le commerce des pensées, un éloge de la librairie, dont voici un passage : « La librairie occupe le lieu de ce commerce : elle est tout occupée par ce passage des uns aux autres, des auteurs aux lecteurs, des éditeurs aux auteurs et aux lecteurs, des auteurs entre eux, des libraires aux livres et des livres aux lecteurs, et plus loin encore, à ceux qui ne lisent pas et qui, pourtant, de loin, sans le savoir, sont un jour ou l’autre touchés par des mots, par des tours, par des façons de dire et de penser qui se sont ici publiées et communiquées, qui se sont vendues et achetées, proposées et choisies, confrontées, affrontées, ignorées aussi et oubliées, chacune en même temps enclose et déclose dans son (il)lisibilité. Le “libraire”, jadis, était tout ensemble l’éditeur, l’imprimeur et le libraire, le génie familier de l’auteur, de l’ouvrage et du lecteur. C’est toujours ce triple génie qui hante le livre, qui le façonne et qui l’expose, qui le replie et qui le déplie indéfiniment sur soi et sur le monde 2. »

À travers cette description, Jean-Luc Nancy identifie la librairie à (ce qu’on appelle aujourd’hui) un écosystème, plus qu’à ce que l’on nomme de manière trop réductrice, avec sa connotation répressive, la chaîne du livre. en effet, cette métaphore de « la chaîne » en accentue la fonction économique, isolant l’auteur de la « production », retranché dans l’artifice d’une posture créatrice, tout autant qu’elle induit une hiérarchie depuis l’éditeur jusqu’au lecteur. Dans cette chaîne, la librairie se retrouve assignée à sa seule fonction de médiation, de courroie de « transmission », privée de toutes les initiatives qu’elle a su prendre et de l’imagination qu’elle a su développer, justement pour « transmettre ». Le propos du philosophe restitue une fonction multiple perdue au cours du XIXe siècle, en quelque sorte il reconstitue un couple défait puis perdu, celui de l’éditeur-libraire, couple vertueux des allers et des retours entre le dire et le faire, entre lecteurs et auteurs. Le terme « transmettre » me semble plus procéder ici de l’action concertée de ce couple reconstitué que des deux éléments issus de sa séparation, éditeur d’un côté, libraire de l’autre.

Cet ensemble promeut, et promet, entre autres, l’idée et la fonction du catalogue, une des obsessions qui auront nourri le travail à Ombres blanches. Cette question du catalogue, de l’éditeur comme du libraire, est essentielle aujourd’hui pour entreprendre une nouvelle émancipation du « détaillant », pour le rendre à sa fonction de « commerce ». Le libraire, il faut insister sur ce point, établit en effet son catalogue dans l’immensité (l’infinité ?) des possibilités que les catalogues des éditeurs lui tendent. À l’heure des flux permanents, du raccourcissement de la durée publique des livres, celle de l’immédiateté des médias et de leurs complices, les libraires peuvent être la garantie d’un temps plus long pour les livres et pour leurs lecteurs. Les cata- logues des éditeurs sont trop atteints de ces maux qui réduisent des livres à des objets momentanés, à des produits de circonstance, ou bien qui anéantissent le travail de création d’un auteur dans des flux stériles de distribution. si les bonnes maisons (d’édition) ne sont pas si rares, et si nombre d’entre elles marquent leur résistance à toute forme d’asservissement moral et intellectuel, elles ne sont pas si nombreuses que cela à combattre le « présentisme » qui obsède nos sociétés et leur économie. Pour que cela ait un sens, et aussi que cela perdure, il faut trouver les lecteurs, il faut aller les solliciter dans leur solitude, ou pourquoi pas dans leurs communautés, quand elles existent. Des éditeurs mettent donc en avant les caractéristiques et les exigences d’une éthique, propre à ce que libraires et lecteurs les « reconnaissent », à ce que les libraires les « connaissent », en connaissent les fonds. C’est cette « nouvelle alliance » que Jean- Luc Nancy suggère si justement lorsqu’il évoque non seulement le triple génie qui construit le livre, qui le fabrique et qui l’expose, mais également lorsqu’il convoque le lecteur, et plus encore l’auteur, dans cette cérémonie du livre à laquelle le libraire invite quotidiennement les membres adhérents de la « communauté » des livres.

Ce passage des uns aux autres est bien ce qui fait l’essence même de notre lieu de commerce. Les livres y font commerce entre eux et sont les objets qui viennent lier les passagers d’un moment. Nos librairies sont les lieux de rencontres imprévues et éphémères, comme de rendez-vous établis ou suggérés. Les communautés y sont élastiques, elles se réalisent autour d’une rencontre publique avec un écrivain, dans un club de lecture, au café de la librairie, dans un rayon, entre deux regards sur un même livre, dans un propos échangé avec un libraire/lecteur ou entre deux lecteurs/clients. J’ai appris des années d’expériences collectives, celles des groupes auxquels j’ai appartenu, et plus encore des vingt éditions annuelles du Banquet du Livre à Lagrasse, que la relation entre auteur et libraire excède justement l’interdépendance économique. Cette dernière est signifiante, et il est impossible de douter de son objectivité. Il faut la dimension d’idéal d’un philosophe, lorsqu’il fête son libraire de Strasbourg (Quai des brumes), et salue ainsi le « commerce des pensées », pour entreprendre la quête d’une reconnaissance dans laquelle il désigne l’essence même de la librairie. Comment ne pas être conquis par le propos lorsque la fonction de(s) passage(s) touche « même ceux qui ne lisent pas » ? Comment ne pas se souvenir des arguments de Jérôme Lindon, directeur des Éditions de Minuit, lorsque, pour la promotion de la loi sur le prix unique du livre, à la fin des années 1970, il soulignait l’importance de la présence des livres assurée par les libraires dans les rues de nos villes, jusques et y compris dans leurs vitrines ? Comment ici ne pas déplorer dans la disparition des librairies celle, offerte aux regards même hasardeux, de la présence des livres, des signes des livres, et de leur pouvoir de transmission ? Qui ne se souvient du premier pas, au-delà de la vitrine, depuis le dehors, dans l’épaisseur des murs, et dans le dedans du papier, à la timide recherche « des premiers mots qui touchent » ?

 

DANS LABSENCE DES MORTS,
 UN MONDE VIRTUEL, SANS LES VIVANTS

Les communautés, les groupes sociaux, s’établissent dans les lieux de passages, dans les lieux de débats, dans les théâtres et dans les amphithéâtres. Les commerces y sont pour une part active, depuis les premiers temps du négoce. Ils exhibent, mettent à disposition, plus encore ils convient. La fonction de donner à voir la production, sa réalisation et non son reflet, son image, sa dématérialisation, est à méditer, dans des temps où bien trop de « lecteurs », de « consommateurs » (qui sont aussi des citoyens de nos villes) font leurs achats sur Internet, lieu désormais cardinal de la vie sociale, ou plutôt de sa disparition.

Puisque Internet est évoqué, faisons un détour vers le futur, dans l’univers du dématérialisé. Qu’est-ce qu’un livre ? Qu’est-ce qu’un auteur ? Kant, Foucault, d’autres encore, ont osé les réponses. Ainsi, du philosophe allemand : « Le livre est donc, à la fois, un bien matériel dont l’acheteur devient le propriétaire et un discours dont l’auteur conserve la propriété nonobstant la reproduction. En ce second sens, le livre est entendu comme œuvre qui transcende toutes ses possibles matérialisations. »

Prenons et tordons vers nous ces propos de l’ermite de Königsberg : la matérialité des livres leur est inaliénable, même si ce double corps encombre le monde qui prône la dématérialisation, un corps dont il aimerait tant se débarrasser, cette part du corps dont nous incombe encore son « exposition ». Les conditions de la transmission de l’œuvre sont posées depuis les Lumières, dans l’héritage de la notion d’auteur et d’une évidence de la propriété littéraire ou artistique aujourd’hui contestées. Affectés par les techniques de la gratuité, ces deux fondements, la propriété littéraire et le droit d’auteur, restent d’ailleurs l’essence même de la substance à transmettre. Une œuvre de l’esprit n’est « libre de droits », rappelons-le aussi, que lorsqu’elle est dans les conditions de cette qualité, de l’exonération qui l’accompagne, lorsque son créateur l’a décrétée libre de droits, en « l’émancipant » en quelque sorte, et en la rendant transmissible sans aucune contrainte légale, a fortiori financière.

Je ne résisterai pas ici à réintroduire un débat passé, afin de montrer combien les questions, violemment posées aujourd’hui par les industries monopolistiques et supranationales du numérique ont fait l’objet de débats récurrents, au cœur du XIXe siècle avec Proudhon, Lamartine ou Hugo, plus tard avec Jean Zay et Bernard Grasset en 1937. Au cœur des Trente Glorieuses, lors de l’apparition du livre de poche, un violent débat opposa les uns aux autres. La « démocratisation » de la culture par l’accès à des livres à prix réduit n’allait pas de soi, même chez les intellectuels les plus engagés. ainsi de Maurice Blanchot, encore : « Le titre “livre de poche” dit déjà presque tout, c’est la culture dans la poche. Mythe progressiste. Toutes les œuvres sont disponibles, accessibles, et, mieux encore, immédiatement nôtres, reçues, et absorbées par contact : le geste furtif de l’acheteur. » S’ensuit un propos sur la distance et sur le temps, « ce temps de la maturation et de la patience que, jusqu’ici, à raison ou tort, on tenait pour nécessaire à toute transmission culturelle. » C’est bien ce terme de « transmission » qui alimente à nouveau les interrogations auxquelles nous soumettent l’environnement des technologies du numérique, et les usages nouveaux des industries culturelles, et plus encore l’accès gratuit et immédiat à des milliers d’œuvres de l’esprit. Le « geste furtif » de l’acheteur, dénoncé par Blanchot, étant désormais celui de l’internaute.

Car on l’aura compris et accepté, les livres pourraient n’avoir d’autre topographie que gazeuse, plus même que cela : une abstraction. Pas de territoire, pas de carte. Les territoires des livres les rassemblent, ce sont les bibliothèques, les librairies, qui sont des lieux finis, limités par et dans la matérialité des livres qu’elles ont rassemblés, et qui sont les témoignages agrégés, mêlés, du présent et du passé.

Pour qu’il y ait transmission, il faut qu’il y ait « génération », naissance, amour, soin, éducation, vie, mort.

Jean-Luc Nancy, dans La communauté désœuvrée : « La communauté est révélée dans la mort d’autrui : elle est ainsi toujours révélée à autrui. La communauté est ce qui a lieu toujours par autrui et pour autrui. Ce n’est pas l’espace des “moi” (sujets et substances au fond immortels) mais celui des “je” qui sont toujours des autrui (ou bien ne sont rien). si la communauté est révélée dans la mort d’autrui, c’est que la mort elle-même est la véritable communauté des êtres mortels : leur communion impossible… Une communauté est la présentation à ses membres de leur vérité mortelle (autant dire qu’il n’y a pas de communauté d’êtres immortels…). Elle est la présentation de la finitude et de l’excès sans retour qui fonde l’être-fini 3… »

C’est le regard sur la mort, obsédé par l’œuvre de Georges Bataille, qui me conduit à faire usage de ce texte que Maurice Blanchot poursuivit d’un commentaire, La communauté inavouable. Les deux textes ne me serviront pas à appuyer une thèse, une démonstration, mais accompagneront une intuition, une intuition et une évidente vérité des libraires et de tous les lecteurs, celles de leur voisinage avec les morts. avec les disparus. Les librairies comme les bibliothèques sont des espaces aménagés pour les livres des morts autant que pour ceux des vivants. Il n’y a pas vraiment de distinction entre eux et les autres. si nous sommes, dans nos sociétés occidentales, en mal de fantômes, ce n’est pas le cas parmi nos rayons de livres. Il me plaît à dire que nous les mettons à égalité. Et que, auprès des vivants et pour eux, nous entretenons la présence des morts.

Pour évoquer mon métier, je prends aussi bien la métaphore de la carte et du territoire que celle du jardin, pour évoquer les classements, l’ordonnancement, le rangement, dans une librairie. Les cimetières sont aussi des jardins, la présence de ceux qui ont vécu, œuvré, y est symbolisée par les pierres, inaltérables, définitives comme la mort. Les livres sont des repères, des balises dans nos jardins, ils sont aussi légers que les pierres sont lourdes, mais tout autant inaltérables. Le lecteur vient les visiter dans les allées de nos librairies, parfois il ne sait même pas si nous sommes morts ou vivants. Procèdent-ils ainsi de cette communauté évoquée par Maurice Blanchot ? « Voilà ce qui fonde la communauté. Il ne saurait y avoir de communauté si n’était commun l’événement premier et dernier qui en chacun cesse de pouvoir l’être (naissance, mort). » Les librairies comme les bibliothèques, différemment, assurent ce travail de repérage, d’état civil. elles en déplient la mémoire, et la rendent disponible. Elles la donnent à voir aux assemblées éphémères que l’on retrouve autour des livres, devant les rayons, dans les rencontres. Blanchot ajoute : « Ce qui ne veut pas dire que la communauté assure une sorte de non- mortalité. Comme s’il était dit naïvement : je ne meurs pas puisque la communauté dont je fais partie (ou la patrie, ou l’univers, ou l’humanité, ou la famille) continue. C’est plutôt presque exactement le contraire. » Comment entendre ce propos, dans le travail commun aux lecteurs et à leurs libraires, autrement que comme une réponse à la religiosité dont la mort peut s’encombrer ? Les héritages de la pensée et des lettres sont notre histoire, ils sont un bien commun, définitivement sécularisés. De par notre fonction de médiateur, de commerce, de lieu de passage et d’échange, nous veillons sur ces héritages, littéraires, philosophiques, artistiques. Les acteurs du livre, auteurs, éditeurs, libraires, imprimeurs, bibliothécaires, ne sont plus seuls, si tant est qu’ils l’aient jamais été. Ces héritages sont partagés par les lecteurs, par les auteurs, ils sont plus encore qu’auparavant un bien commun. Mais aussi le foyer d’une dette. D’une dette qui serait comme l’induit parfois le « potlatch », cumulative. Aussi illimitée que l’ensemble des livres des morts et des vivants, et en quelque sorte inextinguible. « Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » C’est une des questions liminaires que pose Marcel Mauss dans son Essai sur le don 4. Dans le débat que le numérique instruit, la question de la gratuité se heurte à la question du droit, mais aussi à celle de la responsabilité, individuelle et collective. À celle de cette dette. Dans notre société de consommation immédiate et compulsive, les opérateurs pourraient avoir tôt fait de submerger ces deux questions.

Elles ne sont pas les seules à risquer l’engloutissement. Je me risquerai pour conclure à revenir sur les lieux que sont nos librairies, où s’établissent tant bien que mal des cercles, des ensembles, des groupes, des sociétés organisées autour de ces objets à lire, matériels, préhensibles, destructibles, et plus fragiles que jamais. Dans une société et une économie, celle de l’Occident, qui condamne résolument l’homo faber en l’excluant de bien de ses territoires, il existe une résistance dans la matérialité des œuvres imprimées. La présence des vivants et celle des morts y sont actives, on l’a dit. Dans les lieux des livres, jusque dans nos biblio- thèques personnelles, dans l’intimité de nos vies, cette symbolisation dit quelque chose, elle est encore une présence silencieuse des voix. « Le livre est l’expression par excellence de la communauté inavouable. » Il est l’inconnu et je vais vers lui. Certes, nous devons veiller à ne pas penser les morts en immortels ; comme l’écrit Jean-Luc Nancy, « il n’y pas de vie supérieure, immortelle ou transmortelle ». Pourtant je ne peux me défaire de l’idée que la dématérialisation des livres est d’une certaine façon la mort de la mort. et que dans le trou noir des écrans, nous n’entendions plus ce que Blanchot nomme « le grand murmure incessant des morts et des vivants ». Mais que nous ne trouvions plutôt que la fin définitive de l’espoir de la communauté, donc de la transmission.

 

Christian Thorel

 

  1. M. Blanchot, L’amitié, Paris, Gallimard, 1971.
  2. J.-L. Nancy, Sur le commerce des pensées, Paris, Galilée, 2005.
  3. J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 2004.
  4. M. Mauss, Essai sur le don, Paris, Puf, 1968.

 

Christian Thorel est le directeur 
de la librairie Ombres blanches, à Toulouse.

Il a publié 
Dans les ombres blanches, Paris, Le Seuil, 2015.