La route Départementale 609, qui relie Narbonne à Béziers, est un des axes les plus surchargés de la région. En été, un flot ininterrompu de camping-cars, de camions, de voitures et de caravanes traverse le petit village viticole de Coursan, bâti le long de ce qui était encore il y a quarante ans la grande Nationale qui reliait Toulouse à Montpellier. En 1972, l’État a déclassé près de 53 000 km de routes nationales secondaires. Et la 609, comme beaucoup d’autres, s’est retrouvée départementale. Cette année là, l’autoroute A9, fraîchement achevée, absorbe le nouveau trafic, mais curieusement, la « nationale », comme on continue de l’appeler, ne connaît aucun répit. Et Coursan restera à jamais coupé en deux par ces files de véhicules qui la traversent jour et nuit.

Vers la sortie du village en direction de Béziers, à gauche juste avant que la route ne monte et ne tourne sur le pont du Canal du Midi, le petit café restaurant Le Tic-Tac propose sans trop y croire quelques tables en terrasse. Qui, malgré la chaleur de ces après-midis d’été, viendrait s’installer là, à un mètre des camions qui passent en tremblant ?

Derrière le comptoir, Diar sert quelques rares clients dans la pénombre du bistrot. Juste à l’entrée, le stand kebab-frites est encore fermé. Dans la rumeur de la route, Diar raconte doucement l’étrange chemin qui l’a conduit jusqu’ici…

Diar Derwich est kurde. Et syrien. Il est né près de la ville frontière de Qamishli, dans ce drôle de triangle qui enfonce dans le nord-est un coin de Syrie dans les ventres turc et irakien. Kurde. Là-bas, c’est comme une malédiction qui vous complique la vie, vous prive de la terre, vous interdit des métiers, des études. Vous fait étranger sur votre propre sol. Diar a lutté, longtemps. Il a fait de la politique, de la musique, a agité des idées, des projets collectifs. Un jour, brisé par les brimades, les emprisonnements, les harcèlements quotidiens, et contre ses convictions profondes, il s’est résolu à partir.

La première étape d’un voyage vers ce « nouveau monde », c’est Damas. Le mirage d’un avion direct vers l’Australie, les passeurs sans scrupules, qui disparaissent parfois avec votre argent, l’attente interminable, les faux espoirs… Et le Liban, dans la confusion des milices du Hezbollah et la présence menaçante de l’armée syrienne.

Le premier voyage de Diar, c’était en 1998. Il ignorait où il allait. Et qu’il mettrait près de quatre ans pour y arriver…

Le premier voyage de Diar se termine donc par un retour à la case départ. En plusieurs étapes, et de la pire des manières : l’armée chypriote ramène les réfugiés d’où ils viennent, au Liban. Mais là, elle les livre à l’armée syrienne, qui les ramène au pays natal, pour les jeter en prison…

Quatorze ans plus tard, Diar Derwich, le kurde plein de rêves pour son pays en cendres, s’accroche à son bar. Après un an passé au Cada à Lagrasse – il garde du personnel du Cada et des lagrassiens un vrai souvenir attendri – et quelques années dans la maçonnerie, Diar s’est marié, et lancé dans l’aventure du Tic-Tac à Coursan. Dans le village, beaucoup refusent d’aller boire « chez les arabes ». Diar hoche la tête, résigné : « C’est pas la peine d’essayer de leur expliquer que je ne suis pas arabe, ils comprennent pas. C’est les ravages des préjugés, on n’y peut rien… »

Devant sa porte, se croisent inlassablement, de jour comme de nuit, les camions, les voitures et les caravanes.

Diar ne joue plus de musique. Il a épousé une française, et il a deux enfants magnifiques, qui sont français.